Paroles de dimanches

Les partisans envoyés en stage

Photo André Myre

Par André Myre

Paroles de dimanches

10 juillet 2024

Crédit photo : Nareeta Martin / Unsplash

La péricope (Mc 6,7-13) que la liturgie a choisie pour aujourd’hui termine un ensemble, commencé en 4,35, sur un geste de confiance de la part de Jésus. En effet, en dépit des signaux négatifs à son égard récemment émis par ses partisans, il envoie quand même les Douze en stage de formation pour qu’ils apprennent à faire comme lui.

Il est clair, cependant, qu’il les envoie en terrain miné : les souffles malfaisants sont à l’œuvre partout, beaucoup de gens sont malades, la méfiance règne, et Rome veille à ses intérêts en Galilée par l’entremise d’Hérode Antipas, sur le point de faire décapiter Jean Baptiste (vv 14-29).

 

6,7 Et il appelle à lui les Douze, et il commença à les envoyer deux par deux, et il leur donnait pouvoir sur les souffles malfaisants. 8 Et il leur ordonna de ne rien emporter pour le chemin, si ce n’est un seul bâton,

ni pain, ni sac à provisions, ni monnaie dans la ceinture, 9 mais chaussés de sandales, et ne revêtez pas deux tuniques.

10 Et il leur disait :

Là où vous êtes entrés dans une maison, restez-y jusqu’à

ce que vous sortiez de là. 11 Et si un lieu ne vous reçoit pas et ne vous entend pas, sortant de là, secouez la poussière de sous vos pieds en témoignage contre eux.

12 Et, étant sortis, ils proclamèrent afin qu’ils changent de vie,13 et ils chassaient beaucoup de démons, et ils oignaient d’huile beaucoup d’handicapés, et ils les soignaient.

 

 

Traduction

 

V 8. Au beau milieu du verset, la traduction et la disposition rendent visible un surprenant passage au discours direct. Marc a probablement reçu le texte traditionnel en cet état.

 

Questions d’histoire

 

1. On peut difficilement mettre en doute que Jésus se soit entouré d’un groupe d’hommes qu’il a entraînés à faire comme lui en Galilée.

2. Dans les Églises primitives, la pratique s’est répandue d’envoyer des délégués, deux par deux, faire comme Jésus et ses partisans. Un écrit chrétien, qui date de la fin du Ier siècle, témoigne d’ailleurs de l’activité de missionnaires, ainsi que d’enseignants et de prophètes itinérants[1]. À la même époque, les Actes décrivent une scène dans l’Église d’Antioche où il y avait des «prophètes et enseignants»; la communauté agit après avoir pris conscience d’une directive du souffle saint :

 

Ac 13,2 «Mettez-moi donc à part Barnabé et Saul, pour l’œuvre à laquelle je les appelle.» 3 Après avoir alors jeûné, prié et posé les mains sur eux, ils les firent partir.

 

Le texte que Marc avait sous les yeux devait transmettre une série de directives, de la part des Églises primitives, à ceux qu’elles envoyaient en mission. Il permet d’entrevoir à quelles conditions cette pratique pouvait réussir et le genre de problèmes que les délégués pouvaient rencontrer.

3. Au v 12, par contre, la mention de l’onction d’huile sur les malades témoigne d’un autre contexte. Elle fait penser à ce verset de la lettre de Jacques :

 

5,14 L’un de vous est malade? Qu’il appelle les anciens de l’Église, ils prieront sur lui après lui avoir fait une onction d’huile au nom du seigneur.

 

Dans les Églises, on continue la pratique de Jésus de soigner les malades en l’adaptant de façon rituelle.

3. La rédaction de Marc est pensée en fonction du déroulement de son récit et non avec un regard sur l’histoire de Jésus ou des communautés des débuts.

 

Traditions

 

1. Pour comprendre la pratique de Jésus, il faut partir de la dernière péricope de la source Q :

 

Q 22,28 Vous qui m’avez suivi, 30 vous siégerez sur douze trônes pour gouverner les douze tribus d’Israël.

 

Le texte s’appuie sur la fonction traditionnelle des «juges» en Israël, soit celle de leaders chargés de veiller sur l’intégrité du territoire, d’administrer la justice et de nourrir leur peuple. Jésus entrevoit que, dans le régime de Dieu, le Nord et le Sud seront unifiés en un unique Israël, que Rome aura quitté le territoire et que la gouverne du pays ne sera pas centralisée à Jérusalem, mais répartie dans les douze tribus traditionnelles. Ces leaders, chose importante, ne seront pas issus des élites habituelles, mais de la base dont personne ne s’occupe[2]. Si Jésus envoie ses partisans faire comme lui aux alentours, c’est dans le but, comme nous dirions aujourd’hui, de les «conscientiser», de les sensibiliser à la réalité de leur peuple, chose qu’on peut facilement ignorer ou perdre de vue quand on s’enferme dans la bulle de son petit milieu. Annoncer le régime de Dieu n’a de sens que si, concrètement, d’expérience, paroles et gestes font naître l’espoir d’un monde nouveau.

2. Le texte traditionnel n’est pas très long, mais il est riche de sens multiples. Le fait d’envoyer les partisans deux par deux est peut-être fondé sur une pratique très ancienne :

 

Dt 19,15 […] c’est d’après la bouche de deux ou trois témoins qu’une chose tiendra debout.

 

Étant toujours au moins deux, les envoyés, chargés de proclamer la venue prochaine du régime de Dieu, pourront légitimement témoigner, au moment approprié, de la réponse du peuple[3].

Le sens le plus important est fondé sur l’institution de l’envoyé (v 7). Tout en s’inscrivant dans la ligne de Jésus, les premières Églises ont adopté une pratique courante dans leur milieu. En effet, – et c’est vrai encore aujourd’hui dans certaines institutions[4] – la personne qui est déléguée par une autorité quelconque la représente entièrement, de sorte que le sort fait à l’une vise l’autre. C’est ce que le Jésus de Marc dira plus loin, explicitement :

 

9,37 Et qui me reçoit, ce n’est pas moi qu’il reçoit, mais celui m’ayant envoyé.

 

Jésus était donc l’envoyé de son Parent, détenant juridiquement tous les pouvoirs de ce dernier. À leur tour, les Douze, envoyés deux par deux par Jésus, en étaient les représentants. Même chose pour les envoyés des Églises primitives qui partaient équipés des pouvoirs du seigneur Jésus (messie, fils de Dieu). Évidemment, cela ne signifie pas que l’ensemble des Douze ou des missionnaires des Églises primitives se soient tout à coup mis à faire des guérisons et des exorcismes. On veut dire que les gestes posés par les envoyés de Jésus visaient à contrer les forces qui s’en prenaient aux humains et que celles-ci en porteraient la responsabilité, à la suite du témoignage des envoyés, lors de l’instauration du régime de Dieu.

La proclamation du régime de Dieu exige des partisans qu’ils voyagent léger. Envoyés vers des démunis, ils apparaîtront eux-mêmes démunis, insécures et dépendants, comme eux, sans nourriture, sans argent, sans garantie, vêtus de l’essentiel, sans rien de menaçant du genre bottines agressantes ou arme offensive (vv 8-9). Le Régime ne s’impose pas par l’usage de la force, ni par le déversement de l’abondance, ni par la manifestation d’arrogance de celui qui dispose de tout, y compris la vérité.

Les vv 10-11 nous ont conservé deux exemples de directives adressées aux envoyés, l’une à la suite d’une expérience d’accueil, la seconde après un refus. Il est donc prescrit de demeurer dans la maison où l’on a été reçu : on ne peut se permettre d’humilier ces gens en déménageant là où la nourriture ou l’environnement seraient de meilleure qualité. Si, par ailleurs, l’envoyé est mal accueilli, il n’est pas question de s’installer là à demeure, en espérant que les gens finiront bien par comprendre. On les laisse dans leur poussière et on s’en va ailleurs.  Ils ont eu leur chance, dommage pour eux qu’ils l’aient laissée passer. D’autres, plus loin, seront peut-être mieux disposés.

Enfin, le texte primitif contient une dernière tradition qui reflète la pratique communautaire de l’onction d’huile sur les malades. Dans les Églises, on continue la pratique de Jésus de soigner ces derniers, mais on le fait comme c’est possible à des gens qui n’ont pas le don de guérison : la pratique du massage à l’huile, courante à l’époque, est stylisée en onction, sans doute accompagnée par la prière à l’adresse de Jésus fait seigneur.

 

Marc

 

Dans le cadre de son évangile, Marc fait de l’envoi des Douze une marque de confiance de Jésus à leur égard (v 12). Jusqu’à maintenant, et dans la présente sous-section en particulier (4,35-6,13), ils ont été plus que réticents vis-à-vis de ses façons de faire. Mais Jésus les envoie quand même[5]. Et ce sont les Douze qui vont partir en mission. Or, selon l’évangéliste, les Douze dont il parle, c’est l’Église, l’Église dans son ensemble. L’évangéliste reconnaît donc la légitimité de l’envoi, mais il se réserve le droit de se prononcer sur la réponse que l’Église a donnée à la confiance que le seigneur Jésus lui avait manifestée.

Selon Marc, Jésus a équipé les siens en vue de leur faire donner, comme lui, un «nouvel enseignement avec pouvoir» (1,27). C’est donc sur leurs performances dans ce domaine qu’il les évaluera. Ils devront interpeller les tenants du système afin qu’ils changent de vie, quitte à provoquer leur refus coupable, mais, surtout, ils auront à se charger de la santé des gens (vv 11-12). Il termine la péricope en déclarant que les Douze ont bien entrepris leur mission. Mais, attention! c’est Marc qui parle ; il s’agit, de sa part. d’un jugement encore bien provisoire.

 

Ligne de sens

 

1. Apparemment anodine, cette péricope est néanmoins lourde de sens. Elle révèle, d’abord, que le régime de Dieu se pense et s’espère à partir de la faillite des systèmes dans lesquels vivent les humains. Il ne s’agit pas d’une réalité future dont on saurait d’avance les contours et qui s’annoncerait de la même façon partout et en tout temps. Il est impossible de la proclamer en toute vérité, si on n’a pas expérimenté les effets pervers de ces organisations à la base, là où elles pèsent de tout leur poids. C’est seulement après avoir ainsi éprouvé le mal du monde que l’envoyé peut savoir quoi dire du régime de Dieu. C’est pourquoi les partisans de Jésus sont envoyés là où vivent les gens, ceux et celles sur qui s’abattent le plus lourdement les dérèglements de la nature et les injustices programmées. C’est seulement là que le régime de Dieu peut se comprendre et s’espérer.

2. Les partisans de Jésus sont au service du régime de Dieu, et seulement à son service. Pour ce faire, ils doivent se présenter sans pouvoir et sans argent. S’ils sont riches de quoi que ce soit, ils doivent laisser tout cela à la maison.  Ils partent sans organisation à faire vivre par les dons des pauvres et sans système auquel ces derniers devraient croire.  C’est pourquoi la mission est une mise en route, un envoi, une marche, un parcours toujours à refaire parce que la situation est toujours mouvante.  Quand on est ainsi envoyé, on ne monte pas une religion au nom du régime de Dieu; on ne remplace surtout pas la proclamation du régime de Dieu par l’annonce de sa religion.  On ne se construit pas d’édifices impossibles à emporter avec soi pour vivre l’envoi.  On reste léger, démuni, sans sécurité.  Sans savoir si d’autres seront envoyés par après, ni si la proclamation du régime de Dieu a un avenir.  Il ne faut surtout pas tout consacrer à l’avenir de l’Église au cas où le régime de Dieu n’en aurait pas.  Ce serait manquer de confiance.

3. La délégation de la mission se fait de Dieu à Jésus (seigneur), aux partisans. La tâche des envoyés est de signifier le point de vue de Dieu sur le système monté par les humains. Pour pouvoir remplir leur tâche, ils doivent donc connaître celui dont ils parlent et qui les a envoyés.  Or, comme le monde humain est en continuelle transformation, ils n’ont pas de contenu permanent et immuable à annoncer.  Ils se doivent d’être continuellement à l’écoute de la parole toujours actualisée de Dieu, un discernement qui, seul, leur permettra de véritablement représenter celui au nom duquel ils ont été envoyés.  Le délégué n’a pas de système à enseigner, mais l’état désastreux de la réalité façonnée par les systèmes, aujourd’hui, maintenant, à révéler.  « Enseignement » qu’il lui faudra réviser demain parce que le monde sera différent et donc la parole de Dieu aussi.

4. À remplir la mission, on se découvre beaucoup d’affinités avec celles et ceux qu’affligent les maux de l’humanité et l’état de la planète. Mais on se fait des ennemis farouches de ceux qui défendent le système bec et ongles parce qu’ils en profitent; en haut de la pyramide, en effet, le régime de Dieu n’est pas accueilli comme une bonne nouvelle mais comme une menace. La tâche des envoyés n’est donc pas de faire entrer les premiers dans leur club ni de s’entêter à convertir les seconds.  Leur mission est rendue à terme quand ils ont contribué à ce que chacun et chacune se révèle par le fond.  C’est alors le temps d’aller ailleurs.

5. Le geste de s’occuper des malades auprès desquels on a été envoyé n’a pas le même sens que celui de soigner ses compagnons ou compagnes malades. Dans le premier cas, il y a protestation contre la responsabilité du système. La tâche est plus lourde, le contexte plus tendu.  La tentation est donc grande de ne s’occuper que des siens, dans un milieu serein, paisible et harmonieux, et d’« oublier » l’envoi dans un monde dur.

6. D’après Marc est un test destiné aux Églises de toutes les cultures et de tous les temps. Chacune doit se l’administrer pour découvrir sa note. Si l’une ne le fait pas, à ses membres de le faire.  Et d’en tirer la conséquence.

 

Notes :

 

[1] Didachè XI-XIII. Dans ce livre, un document chrétien datant de la fin du Ier siècle, on trouve un ensemble de règles pratiques adressées non pas aux envoyés mais aux Églises, concernant les missionnaires, les enseignants ou prophètes itinérants et autres voyageurs se disant partisans de Jésus. On y souligne l’importance du discernement et de l’exercice du jugement; on y appelle à la méfiance vis-à-vis des escrocs, de ceux qui ne servent que leurs propres intérêts, qui s’incrustent, demandent de l’argent, refusent de travailler, etc.

[2] Le Jésus de Marc voit le peuple «comme des moutons n’ayant pas de berger» (6,34).

[3] Marc s’est peut-être appuyé sur une tradition quand il a formulé la finale du v 11 : «en témoignage contre eux».

[4] Un ambassadeur d’aujourd’hui, par exemple, est «envoyé» par son pays et, juridiquement, il en est le plénipotentiaire. D’un côté, certes, il n’est qu’un être humain fragile. Mais il est protégé par les pouvoirs de son gouvernement qui seront déployés si on s’attaque à lui. S’en prendre à lui, c’est s’en prendre à son pays.

[5] Je me permets de rappeler que le « Jésus » dont parle Marc est, ici comme ailleurs, le seigneur à l’origine de l’Église, malgré que, dans la phase historique de son existence, il n’en ait jamais envisagé la création.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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